(Tourtour La Fondation des Treilles, du 4 au 9 mai 2001)
Introduction aux travaux
Ce colloque s'est posé un double objectif : premièrement nous voulions réfléchir sur la genèse et l'évolution de la philosophie de Nietzsche dans la période de Choses humaines, trop humaines. Trop souvent délaissée par les interprètes ou confinée dans une sorte de parenthèse positiviste, la philosophie de l'esprit libre représente à notre avis le véritable commencement de la philosophie de Nietzsche qui, reniant la phase wagnérienne, s'ouvre à une analyse de la modernité avec les instruments de la raison critique, dans un rapport étroit avec les sciences de la nature et la recherche historique.
Deuxièmement, le colloque a représenté l'occasion de réunir pour la première fois le comité scientifique de l'Association HyperNietzsche, qui vise à créer le modèle d'un hypertexte savant sur Internet pour la recherche en sciences humaines. Les membres du comité scientifique et les membres de l'équipe chargée du développement de l'hypertexte ont eu ainsi l'occasion de mieux se connaître, de présenter, analyser et discuter ensemble plusieurs aspects de ce projet innovant. Par exemple il a été question des aspects juridiques concernant la publication en réseau aussi bien des textes et des manuscrits de Nietzsche que des études des chercheurs, des procédures concrètes d'évaluation via Internet des contributions qui seront envoyées pour publication, du financement du projet, des rapports avec d'autres projets de recherche sur Nietzsche, etc.
" Il y a, dans les études consacrées à Nietzsche, un insupportable malentendu qui tend à minimiser le tournant représenté par Choses humaines, trop humaines dans l'oeuvre de Nietzsche, dans le développement de sa philosophie. On tend à isoler la phase dite de l'esprit libre de celle qui commencerait trois ou quatre ans plus tard avec l'apparition en 1881-1882 de la pensée de l'éternel retour, puis avec Ainsi parlait Zarathoustra ".
En 1884, Mazzino Montinari stigmatisait ainsi une vieille tendance de la critique nietzschéenne. Depuis, le problème de la périodisation de la philosophie de Nietzsche se pose de manière plus sophistiquée, mais il n'a pas été inutile de consacrer quelques jours de colloque et de discussion commune à une mise au point définitive du problème de la fracture opérée par Choses humaines, trop humaines dans l'évolution de cette philosophie. Cela dans les trois dimensions de rupture par rapport à la phase wagnérienne, de développement par rapport aux réflexions philosophiques des années 1868-1869, et de continuité par rapport à la suite de la pensée de Nietzsche.
L'autre motif d'intérêt d'une telle enquête, est le fait que le premier noyau de matériaux (oeuvres, manuscrits, lettres...) qui seront intégrés à l'HyperNietzsche concernera justement les écrits de l'époque de Choses humaines, trop humaines avec ses deux appendices (1877-1880). Il serait donc scientifiquement important de pouvoir faire interagir des essais philosophiques avec les textes et les manuscrits de Nietzsche. Les essais issus de notre colloque seront donc parmi les premiers à être intégrés dans l'HyperNietzsche, ce qui ne nous empêcherait pas, par ailleurs, de les publier également en volume (probablement aux Éditions rue d'Ulm).
Cette première partie a été introduite par une intervention de Paolo D'Iorio sur la question des phases de la philosophie de Nietzsche. D'une part, il s'agissait de relever la continuité qui s'instaure (et que Nietzsche lui-même souligne) entre les premières réflexions philosophiques contenues dans les cahiers de jeunesse (1867-1868) et la philosophie de l'esprit libre de Choses humaines, trop humaines. Cela signifie que c'est la période wagnérienne, et non pas la philosophie de l'esprit libre, qui n'est en réalité qu'une phase transitoire. La philosophie de Nietzsche ne commence pas avec la métaphysique de l'art de La Naissance de la tragédie, sous l'égide de Schopenhauer et aux côtés de Wagner, mais avec la valorisation de Démocrite, une ébauche d'essai contre la téléologie et une critique impitoyable de la métaphysique de Schopenhauer.
Deuxièmement, Paolo D'Iorio a ébauché une réflexion sur les modèles conceptuels utilisables dans l'étude de la philosophie de Nietzsche. En effet, après avoir abandonné une vision systématique de cette philosophie en devenir, il faudrait également abandonner l'image d'une répartition par phases synchroniques pour essayer d'explorer l'idée d'une analyse de la philosophie de Nietzsche par couches diachroniques, où chaque thème se développe de manière autonome, ou de toute façon non nécessairement synchrone par rapport aux autres.
Mathieu Kessler : La critique des idéaux dans Choses humaines, trop humaines.
Dès 1878, Nietzsche procède à un examen de type généalogique de tous les idéaux métaphysiques. Bien que le terme de généalogie n'apparaisse pas encore, cette méthode critique est déjà activée et dirigée contre la métaphysique en général. Celle-ci est définie dès les premiers paragraphes selon deux critères, récurrents dans la suite de l'oeuvre: elle consiste à opposer contradictoirement des couples de concepts et à postuler l'existence de choses identiques possédant une réalité en elles-mêmes, indépendamment de la perspective psychologique. L'examen du fondement psychologique de cette méthode critique nous a permis de mettre en évidence les conditions de l'émergence du concept de volonté de puissance dans la suite de l'oeuvre.
En même temps cette critique permet de poser une série de problèmes existentiels et moraux qui en résultent. Nietzsche est déjà conscient du fait que l'entreprise généalogique est dangereuse pour la vie. Elle réclame donc un complément mythologique. Il sera fourni par l'événement de la pensée de l'éternel retour et la rédaction du Zarathoustra. Ainsi, la maturité de l'oeuvre se caractérise par une série de clés conceptuelles destinées à résoudre des problématiques déjà profondément développées dans Choses humaines, trop humaines.
C'est pourquoi il convient de procéder à une évaluation plus généreuse de cet ouvrage quelque peu déconsidéré par Nietzsche lui-même, au moment où il rédigeait Ainsi parlait Zarathoustra. On observe ainsi que par-delà la fameuse rupture avec Wagner en 1876, il existe une très grande cohérence et continuité dans l'oeuvre philosophique de Nietzsche.
Paul van Tongeren : L'esprit libre et la démocratie.
L'objet de ma communication est d'exposer à grands traits les pensées de Nietzsche sur la démocratie dans Choses humaines, trop humaines. Il semble caractéristique de cette période que le terme " démocratie " soit pris dans la majorité des cas dans un sens politique (alors que plus tard, il est surtout un terme qui indique un mouvement culturel), et qu'il soit considéré de façon moins négative que dans les écrits ultérieurs.
L'élément central de la critique nietzschéenne de la démocratie dans la période ultérieure est cependant déjà bien présent dans Choses humaines, trop humaines. Nietzsche critique la manière dont la démocratie définit un type particulier d'être humain comme la destination unique et ultime du genre humain et de la realité en generale. À cela, le philosophe oppose un dépassement continuel, ou une transcendance de chaque type identifiable d'homme. Dans ce sens, la philosophie de l'esprit libre - bien que certains la tiennent pour positiviste - peut au contraire être désignée comme une philosophie de la transcendance.
À partir de la formule : " approfondissement du pessimisme " (Choses humaines, trop humaines, préface, par. 1), notre exposé suivra l'évolution de la pensée de Nietzsche de l'époque de La Naissance de la Tragédie jusqu'à Choses humaines, trop humaines.
Selon Nietzsche, le caractère destructeur d'une radicalisation du pessimisme doit pousser l'homme à un renouvellement de la culture. Mais, tandis qu'à l'époque de La Naissance de la Tragédie Nietzsche transfigurait le pessimisme dans l'art, dans Choses humaines, trop humaines il étudie la possibilité que l'homme puisse assimiler de manière non-destructive la connaissance scientifique. Des connaissances établies, comme l'absence de but et la nécessité de tout ce qui advient, doivent alors servir comme fondement d'une " culture supérieure ". Ainsi commence, déjà dans Choses humaines, trop humaines, la tâche d'une " incorporation de la vérité (conquise à partir d'un pessimisme radical) " dans l'optique d'un nouvel " ordre de vie ".
Ernani Chaves : Lessing, un esprit libre. Sur l'aphorisme 103 du Voyageur.
Nous présentons un commentaire de l'aphorisme 103 du Voyageur et son ombre, que Nietzsche a intitulé " Lessing " et où l'oeuvre de cet écrivain est jugée du du point de vue du style. On ne comprend vraiment le problème que si on inscrit l'aphorisme dans le cadre de la réception par Nietzsche, dès ses années d'études, des oeuvres de Lessing.
Il résulte de notre analyse que Nietzsche définit le style de Lessing en le comparant à ce que Nietzsche lui-même appelle l'école française. À l'époque du Voyageur, le concept de sérénité (Heiterkeit) dont Montaigne est le modèle, est central pour juger un style. La question est de savoir à quelle école française Lessing a appartenu. La réponse de Nietzsche est apparemment assez ambiguë : Lessing est rapproché non seulement de Bayle, de Voltaire, de Diderot et de Montaigne, mais aussi de Marivaux, de Corneille et de Racine.
Marco Brusotti : " Éléments de la vengeance ". L'aphorisme 33 du Voyageur et son ombre.
La
critique de la conception du ressentiment développée dans les oeuvres d'Eugen Dühring,
notamment dans son Cours de philosophie, est commune au Voyageur et à la Généalogie.
Mais il faut remarquer que le Nietzsche du Voyageur est bien plus influencé par Dühring
que le Nietzsche postérieur.
La comparaison entre l'aphorisme
du Voyageur et son ombre sur les éléments de la vengeance et les thèses
correspondantes de la Généalogie de la morale ne nous montre pas seulement l'évolution
de la conception nietzschéenne de la vengeance, mais aussi le développement de sa philosophie
du langage et de sa méthode d'analyse historique et psychologique.
Malgré
la polémique contre la " superstition du génie ", Choses humaines, trop humaines
n'élimine pas tout à fait la figure du génie ; Nietzsche substitue plutôt
au génie de la métaphysique de l'artiste la figure anti-wagnérienne du génie
de la culture, que Nietzsche trouve en Goethe.
Les caractéristiques constitutives
du génie de la culture - la capacité de synthétiser en une forme unique mais malléable
la pluralité des éléments qui forment la culture moderne et d'unifier les tendances
critico-scientifiques avec le langage " archaïque " de l'art - sont essentielles pour
assurer l'équilibre entre innovation et tradition sur lequel se fonde le projet de Nietzsche
dans Choses humaines, trop humaines.
La
principale préoccupation intellectuelle de Nietzsche dans les années précédant
la publication de Choses humaines, trop humaines est de donner une forme originale à sa
critique. Dans cette période (1872-1876), Nietzsche analyse les préjugés inhérents
à la philologie en tant que discipline universitaire, et surtout l'image de la Grèce qui
en découle (image que le jeune Nietzsche avait, par ailleurs, en partie acceptée).
Il se lance alors dans la mission
la plus importante de son oeuvre : la critique de la modernité comme époque de décadence
et de nihilisme. Le nihilisme et la décadence sont des notions qui permettent de prendre conscience
de notre distance par rapport à la culture grecque. Elles nous permettent également de
comprendre que la volonté de retrouver un classicisme antique, différent de celui de la
philologie officielle et opposé au monde moderne, n'est pas une prétention ridicule.
Le
dialogue entre le voyageur et son ombre, qui ouvre et clôt le Voyageur et son ombre, n'a
pas été suffisamment étudié par les interprètes. Luca Lupo propose
une interprétation philosophique du dialogue et tente de clarifier les différents symboles
qui y apparaissent.
Dans le dialogue de l'ombre et du
voyageur, Nietzsche dresse une sorte de " théâtre de la conscience ", dans lequel
il met en scène le contraste entre sa nouvelle philosophie des " choses les plus proches ",
qui affirme l'importance du corps et de la vie quotidienne, et la tradition platonicienne et chrétienne,
caractérisée par son détachement de la vie matérielle et par sa recherche
de la rédemption dans un " arrière monde ". Ces deux positions philosophiques
trouvent leurs symboles dans les figures du voyageur et de son ombre.
Une
telle diversité caractérise, en 1875-1879, le thème de l'allègement de l'existence,
qu'on peut parler d'un ensemble de thèmes : un thème anthropologique (Nietzsche décrit
les " recettes " utilisées par les hommes pour se rendre la vie plus facile), un thème
critique (Nietzsche dénonce les attitudes qui consistent à se rendre les choses trop faciles),
un thème héroïque (Nietzsche associe l'affirmation de soi au rejet de tout allègement
de la vie et à la recherche de la difficulté), un thème homérique (en réfléchissant
sur Homère, Nietzsche célèbre une certaine forme de légèreté
et d'allègement de la vie), le thème de l'innocence du devenir (Nietzsche assimile l'allègement
à l'irruption d'un sentiment d'irresponsabilité ou à la reconnaissance de l'innocence
de toutes choses), et le thème de l'esprit libre (méditant sur l'irréligiosité
des Grecs et des artistes, et s'efforçant de réhabiliter la vie contemplative, Nietzsche
associe allègement de la vie à libération de l'esprit).
J'essaie de montrer ici que ces
six thèmes, apparemment si différents les uns des autres (au point qu'ils semblent parfois
contradictoires) présentent en fait une remarquable cohérence.
La deuxième partie du colloque était
consacrée au projet HyperNietzsche. Ce projet a relevé le défi d'un Internet médium
du savoir critique en littérature et en philosophie en créant une infrastructure de travail
collectif en réseau dans le domaine des sciences humaines.
Cette infrastructure sera d'abord appliquée
et testée sur l'oeuvre de Nietzsche, pour être ensuite généralisable à
d'autres auteurs, à l'étude d'une période historique ou d'un fonds d'archive, ou
à l'analyse d'un problème philosophique.
Il ne s'agit pas seulement d'un projet de numérisation
et de mise en réseau d'un ensemble de textes et d'études sur Nietzsche, ni d'une édition
électronique conçue comme un produit confectionné et offert à la consultation,
mais plutôt d'un instrument de travail permettant à une communauté savante délocalisée
de travailler de façon coopérative et cumulative et de publier les résultats de
son travail en réseau, à l'échelle de la planète.
Il ne s'agit pas non plus d'une bibliothèque
de textes électroniques en ligne, plus ou moins indexée et accompagnée d'un moteur
de recherche par mots-clés ou en texte intégral. C'est un véritable système
hypertextuel qui permet tout d'abord de disposer les textes et les manuscrits de Nietzsche selon des
ordonnancements chronologiques, génétiques ou thématiques, et surtout d'activer
un ensemble de liens hypertextuels qui relient les sources primaires aux essais critiques produits par
les chercheurs.
HyperNietzsche est un hypertexte de recherche,
d'édition et de communication qui est structuré selon un principe de mise en contexte
dynamique, qui est inspiré par une philosophie Open Source et favorise donc l'utilisation
du copyleft, et qui joue dans un rapport de complémentarité avec les bibliothèques,
les archives, les éditeurs et les autres projets de recherche sur Nietzsche.
Un hypertexte de recherche parce qu'il vise
à permettre à tous les chercheurs de consulter par Internet les fac-similés numériques
des oeuvres, des manuscrits, de la bibliothèque et de tous les autres documents qui concernent
Friedrich Nietzsche. De cette manière, il crée une structure apte à accueillir
des Archives virtuelles et à mettre en place un netlab, un laboratoire partagé en réseau
dans lequel les chercheurs pourront avoir un accès direct aux sources primaires de leur travail.
Un hypertexte d'édition, car à
côté des sources primaires, l'hypertexte accueille les commentaires érudits et les
essais critiques produits par les chercheurs et permet d'établir, de façon systématique
et structurée, un réseau de liens sur l'ensemble de ces documents. De la sorte, il assume
en même temps les fonctions d'une maison d'édition (no profit) et d'une bibliothèque
publique, avec l'avantage de permettre la publication et la consultation de tout type de contribution
à des coûts très réduits, dans des temps très rapides et pour une
diffusion planétaire. Toutes sortes de contributions sont publiables dans l'HyperNietzsche :
transcription de manuscrits, édition de textes, traduction dans différentes langues, parcours
génétiques, commentaires philologiques ou philosophiques, brèves notes érudites,
longs essais interprétatifs... En outre, le système informatique permet d'activer, c'est-à-dire
de transformer toutes ces références intertextuelles - qui, sous la forme de renvois aux
textes et à la littérature critique, parsèment tout bon essai scientifique -
en véritables hyperlinks d'accès immédiat.
Ce type d'hypertexte devient ainsi un moyen de
communication entre chercheurs bien plus rapide et puissant que les livres et les revues, et
bien plus systématique et efficace que la correspondance privée ou les listes de discussion
électroniques.
Paolo D'Iorio a introduit la deuxième partie du colloque avec une exposition des principes de l'HyperNietzsche, commençant par celui de mise en contexte dynamique qui fait en sorte que l'utilisateur, au fur et mesure qu'il navigue dans le site en passant d'une page à l'autre, dispose de tous les documents corrélés concernant la page qu'il est en train de visualiser.
Le copyleft, dans la plus stricte protection de la paternité intellectuelle et des droits moraux, permet à tout le monde de consulter les sources primaires et les contributions critiques et à personne de se les approprier selon un droit exclusif.
Le comité scientifique, élu tous les deux ans par l'ensemble des chercheurs qui travaillent sur Nietzsche, veillera à la qualité des contributions et décidera de leur insertion dans l'hypertexte. Les utilisateurs pourront disposer d'un service d'impression à la demande, assuré par des entreprises extérieures à l'HyperNietzsche, pour se faire livrer à la maison, bien imprimée et reliée, une anthologie des textes choisis dans l'hypertexte.
A été soulignée la nécessité d'atteindre, avant d'ouvrir l'hypertexte à la consultation, une masse critique de matériaux (fac-similés numériques des oeuvres, manuscrits, livres de la bibliothèque personnelle, documents biographiques et lettres) et de contributions (transcriptions, traductions, commentaires, essais, bibliographies) qui rend le site intéressant pour les utilisateurs et incite les chercheurs à y confier leurs contributions.
Inga Gerike : Manuscrits et chemins génétiques.
Entre
l'été et l'automne 1879, Nietzsche écrit un petit volume intitulé Le voyageur
et son ombre, deuxième et dernier supplément au recueil Choses humaines, trop humaines.
Le livre paraît en décembre 1879 chez l'éditeur Ernst Schmeitzner à Chemnitz.
L'élaboration du texte définitif passe, comme c'est toujours le cas chez Nietzsche, par
plusieurs étapes dont témoigne un dossier génétique qui comporte près
de 1 000 pages.
Faute de place et de flexibilité,
il est impossible de présenter ces 1 000 pages dans une édition traditionnelle sur
support papier. L'HyperNietzsche au contraire représente une possibilité concrète
de publication d'un dossier génétique sous forme de fac-similés, enrichis de différentes
formes de transcriptions, de différentes possibilités d'ordonnancement chronologique,
génétique ou thématique et d'un système de liens hypertextuels avec les
commentaires et les essais critiques des chercheurs. Mon exposé présente un exemple de
publication des manuscrits du Voyageur dans l'HyperNietzsche.
Renate Müller-Buck : La correspondance de Nietzsche dans l'HyperNietzsche.
La
correspondance de Nietzsche - comme d'ailleurs c'est le cas pour d'autres auteurs - n'a pas seulement
une valeur biographique inestimable pour la recherche nietzschéenne, mais elle nous offre un aperçu
important de l'histoire intellectuelle du dix-neuvième siècle.
Pour ce qui concerne l'étude
de la philosophie de Nietzsche, les lettres doivent être considérées comme un complément
indispensable de son oeuvre. Elles nous livrent une quantité d'information non négligeable
sur la genèse de ses écrits et sur ses projets littéraires ; elles permettent
souvent de suivre une intuition philosophique ou un projet d'écriture de sa première apparition
jusqu'à sa forme définitive. Elles contiennent également des informations importantes
sur les publications des oeuvres et sur les questions concernant la constitution des textes.
À la différence des manuscrits
des oeuvres, qui sont presque entièrement conservés aux Archives Goethe-Schiller
de Weimar, les lettres de Nietzsche sont éparpillées dans beaucoup d'archives et collections
privées. Pour cette raison, pouvoir disposer sur Internet des fac-similés numériques
de toute la correspondance du philosophe, faciliterait de beaucoup la recherche scientifique nietzschéenne.
En outre, il serait possible de publier sur Internet toute une série de documents complémentaires
qu'il ne serait pas possible de publier sur papier : des témoignages biographiques, des
notes d'hôtel, des reçus de livres, des photos... L'HyperNietzsche nous permettrait enfin
de tisser des liens hypertextuels entre la correspondance et tous les autres éléments
de l'HyperNietzsche (oeuvres, fragments posthumes, bibliothèque, commentaires, essais, notes
érudites sur l'histoire de la transmission des textes, etc.).
Maria Cristina Fornari : La bibliothèque et les lectures de Nietzsche.
La
version la plus récente du catalogue de la bibliothèque personnelle de Nietzsche date d'il
y a presque soixante ans et elle est aujourd'hui obsolète pour différentes raisons. D'ailleurs,
Mazzino Montinari a signalé dès 1970 l'importance de la bibliothèque de Nietzsche
pour la recherche, et la nécessité d'en faire un nouveau catalogue qu'il pensait publier
comme complément à l'édition des oeuvres.
Ce projet a été réalisé
par un groupe de chercheurs italiens de l'Université et de l'École normale supérieure
de Pise (Giuliano Campioni, Paolo D'Iorio, Maria Cristina Fornari, Francesco Fronterrota, Andrea Orsucci
avec la collaboration de Renate Müller-Buck) qui vont d'abord publier un volume à Berlin
chez Walter de Gruyter. En plus d'une préface destinée à expliquer l'importance
de cet instrument pour la recherche sur Nietzsche, le volume comportera une histoire de la bibliothèque
de Nietzsche, une comparaison avec les catalogues précédents, une explicitation des critères
qui nous ont guidés dans l'établissement du relevé, et une note sur les critères
bibliographiques que nous avons retenus pour la description des volumes. Suivra ensuite la liste des
oeuvres classées par ordre alphabétique des auteurs comprenant, pour chaque titre, la
liste des numéros des pages où se trouvent des traces de lecture et la description de
leur nature (annotations, autres signes dépourvus de connotation sémantique, cornes) et
de leur couleur (parce qu'à des couleurs différentes pourraient correspondre diverses
périodes de lecture).
Les éditeurs ont relevé
plus de 18 000 pages contenant des traces de lecture. Il serait donc impossible de publier les fac-similés
de ces documents dans une édition sur support papier. Pour cette raison, le catalogue de la bibliothèque
personnelle de Nietzsche sera d'une part édité sur CD-ROM et d'autre part mis à
disposition dans l'HyperNietzsche.
Mathieu Kessler : Les essais critiques : méthodes, enjeux et perspectives.
On a reconnu la possibilité de distinguer trois périodes dans la réception de l'oeuvre de Nietzsche. Elle a d'abord été surtout considérée selon une perspective littéraire, puis polémique et anthropologique, avant d'obtenir, depuis le début des années soixante, une reconnaissance de la part des historiens de la philosophie.
Pourtant, on peut aujourd'hui risquer l'augure que le présent colloque symbolise l'entrée dans une quatrième période de la réception de Nietzsche et, par extension, une nouvelle ère dans la codification des méthodes en histoire de la philosophie. En effet, la convergence méthodologique de trois phénomènes concomitants nous semble décisive : l'achèvement assez récent de la publication des oeuvres philosophiques complètes de Nietzsche, puis la généralisation de l'utilisation des traitements de textes par tous les chercheurs dans les années 1990 et enfin la création du site Internet HyperNietzsche selon une méthodologie rigoureuse.
À présent, toutes les conditions sont réunies pour pratiquer l'histoire de la philosophie selon une science des textes possédant ses critères et l'école de sa codification la plus rigoureuse. Le fonctionnement du Comité scientifique de l'HyperNietzsche étant démocratique, il offre un fondement rationnel au processus d'autorisation des publications : la persuasion. L'HyperNietzsche ne prétend pas être un oracle qui rendrait la vérité définitive sur les textes. En tant que communauté scientifique, il établit sa légitimité sur le caractère falsifiable de ses contributions, c'est-à-dire sur le fait qu'elles sont indéfiniment ouvertes à des discussions fondées sur l'étude systématique des textes, sans volonté expresse d'y projeter une interprétation afin de philosopher par procuration.
Silke Clausing : Les archives de Nietzsche et le droit d'auteur allemand.
La plupart des archives de Nietzsche sont conservés par la Stiftung Weimarer Klassik, qui en est par ailleurs leur héritière légitime. Notre intervention s'interroge sur le type de droits que cette Fondation détient sur l'oeuvre du philosophe.
Les droits moraux et patrimoniaux n'existant plus selon le droit allemand 70 ans après la mort de l'auteur, l'oeuvre de Nietzsche est tombée dans le domaine public. Il est donc possible de reproduire et de diffuser les textes publiés de son vivant ainsi que les textes posthumes sans demander d'autorisation et sans payer de rémunérations spécifiques. En revanche, les archives forment encore aujourd'hui l'objet d'une propriété corporelle. À ce titre, la Fondation a en principe la possibilité d'interdire ou de conditionner l'accès à leur consultation. Cette propriété corporelle s'oppose toutefois à l'intérêt du public de connaître les oeuvres du philosophe et devrait donc être limitée.
Il existe une exception, qui concerne les textes qui sont restés inédits pendant toute la période de 70 ans après la mort de l'auteur. Dans ce cas, la publication d'un inédit fait naître un nouveau monopole d'exploitation, d'une durée de 25 ans, au profit de l'éditeur.
Philippe Chevet : Le statut juridique de l'HyperNietzsche.
L'HyperNietzsche est devenu officiellement une association (loi 1901) en avril 2001. Ont été présentés lors de ces journées les statuts de l'association, qui énoncent ses principes de fonctionnement, et les licences, qui s'appliqueront à son site Internet.
La licence qui correspond le mieux à l'esprit de l'HyperNietzsche est la licence Open Knowledge qui autorisera (à titre gratuit et dans le respect des droits moraux et patrimoniaux) l'utilisation à des fins d'enseignement et de recherche des contenus scientifiques du site, et réservera les droits à l'auteur pour toute autre utilisation.
En outre, les règles applicables à l'édition électronique ne sont pas définies précisément par le droit d'auteur : un modèle juridique a donc été proposé. Ce modèle, à dimension internationale, et fondé sur les principes (limités) de liberté contractuelle, sera transposable à d'autres projets similaires de recherche.
Laure Verbaere : Les bibliographies dans l'HyperNietzsche.
Dans l'HyperNietzsche, les bibliographies sont les archives de la mémoire historique de la recherche nietzschéenne et de l'histoire de la réception de Nietzsche.
Sur les supports papier, les bibliographies sont structurées d'une manière inévitablement séquentielle, de sorte que les possibilités d'ordonnancement et d'utilisation sont limitées. Au contraire, la structure hypertextuelle provoque une atomisation des données, transformant les bibliographies en une gigantesque banque de données bibliographiques reliées à tous les autres documents de l'HyperNietzsche.
Composée de bibliographies partielles qui se juxtaposent ou se recoupent, cette banque de données est un outil qui permet d'effectuer une recherche libre ou guidée, d'accéder à des notices détaillées des entrées bibliographiques, de visualiser les écrits eux-mêmes dans leur intégralité.
Luca Lupo, Salvatore Viola, Isabelle Wienand : Portail Nietzsche.
En attendant d'ouvrir l'HyperNietzsche, nous avons mis en place un portail nietzschéen : The Nietzsche News Center (NNC) à l'adresse <http://www.hypernietzsche.org/nnc/>. Réalisé par Luca Lupo, Salvatore Viola et Isabelle Wienand , mais disponible aux contributions de tous les internautes, on trouvera sur ce site des informations mises à jour et précises sur la plupart des colloques, workshops, conférences, événements, parutions concernant Nietzsche dans le monde entier, ainsi que des forums de discussion, des reportages de colloques et un ensemble de liens vers les autres sites nietzschéens.
Dans notre exposé, nous avons mis l'accent sur la différence entre l'HyperNietzsche, site savant régi par un comité scientifique, et le NNC, portail de News affleurant librement et sans contrôle scientifique de tous les internautes intéressés aux nouveautés de l'univers nietzschéen. Mais nous avons également montré la différence entre le NNC, régulièrement mis à jour, avec l'ambition de recueillir et publier des nouvelles venant de toute la planète, et les autres sites consacrés à Nietzsche, qui généralement se cantonnent dans un pays ou dans un espace linguistique et qui, souvent, donnent des informations très partielles et vieillies.
Le NNC a été symboliquement ouvert au public pendant le dernier jour du colloque des Treilles. Premier reportage mis en ligne : les résumés des communications données au colloque Un esprit libre sur Internet.